Comment que c’est ? ça gaze avec vous ? Moi pas trop. Je commence à avoir le moral dans les chaussettes. Je ne sais pas si c’est cette troisième semaine de confinement ou bien de devoir imaginer comment passer mon temps ce dimanche et le prochain, privé de Tour des Flandres et de Paris-Roubaix. Je ne sais pas pour vous, mais ces deux courses constituent pour moi le sommet de la saison cycliste, bien plus que les grands tours nationaux que je suis pourtant d’un oeil passionné chaque jour de mai, de juillet et de septembre.
Dès le mois de janvier lorsque la saison sur route reprend au Tour Under Down, je me dis que dans moins de trois mois, nous y serons et je commence à scruter tous les classements pour voir dans quel état de forme sont les spécialistes de ces deux classiques et plus particulièrement les Belges. Ils s’appellent aujourd’hui Greg Van Aevermat, Philippe Gilbert. Dans les années 2010, ils se prénommaient Tom (Boonen) et Stijn (Devolder).
Au tournant du siècle, ils s’appelaient Johan Museeuw, Peter Van Petegem. Dans les années 90, ce fut Edwig Van Hooydonck, précédé dans les années 80 par Eric Vanderaerden. Et je ne vous parle pas des années 70, ou plutôt si : Eddy Merckx, Roger De Vlaeminck, Freddy Maertens, Walter Godefroot, Walter Planckaert, Marc Demeyer, Frank Verbeeck. Certes, ces Belges ne sont pas imbattables. Ils ont laissé et laissent plus que des miettes à leurs adversaires étrangers sur ces deux classiques, mais quand même, ils totalisent 53 victoires dans Paris-Roubaix et 69 victoires dans le Tour des Flandres.
Lorsque j’étais gamin, lorsque les copains footeux affichaient dans leur chambre le portrait de l’Ange Vert (Dominique Rocheteau), moi j’avais scotché une photo, publiée je crois bien dans Miroir du Cyclisme, représentant les trois grands dans le Tour des Flandres 1977. Sur cette photo, Eddy Merckx au crépuscule de sa carrière semble en souffrance. Roger De Vlaeminck a déjà trois Paris-Roubaix à son palmarès mais toujours pas de Ronde Van Vlaanderen, ce qui est fort dommageable pour celui qui est déjà appelé dans les gazettes le Gitan des Flandres parce que ses parents étaient forains.
Mais cette fois-ci, ce sera la bonne. Quant au troisième, le sprinter Freddy Maertens, il a changé de vélo dans le Koppenberg (non autorisé). Il sait qu’il va être déclassé, mais comme les commissaires ne le mettent pas hors-course, il joue l’équipier de luxe pour son adversaire pendant 80 km, contre, paraît-il, une enveloppe kraft remplie de francs belges. Assurément le plus fort cette année-là, c’était bien Freddy qui est toujours considéré en Flandre comme le vainqueur « moral » de cette édition. Quant à la morale de cette histoire, c’est que chacun donne à l’adjectif « moral » la définition qu’il veut.
Au début du mois de mars, j’ai la tension qui monte d’un cran. Une partie du peloton professionnel s’aligne au départ du Het Volk hier, le Het Nieuwsblad aujourd’hui. Retour en France par un petit détour par le col d’Eze et la Promenade des Anglais, un saut en Italie au haut des 169 mètres du Poggio et nous y voilà. On entre dans le dur, dans le vrai. C’est le temps des révisions à moins de 15 jours de l’épreuve. Quelques bacs blancs pour se préparer : les 3 jours de la Panne, l’E3 BinckBank Classic, Gand Wevelgem et A travers la Flandre.
Dimanche, c’est l’épreuve écrite. Les coureurs flandriens sont fin prêts. Début de l’épreuve à 10h30, remise des copies à 17h. Et pour ceux qui sèchent dans le dernier passage du Kwaremont ou du Paterberg, ce ne sera pas tout à fait la fin du monde. il y aura l’oral de rattrapage dimanche prochain entre Compiègne et le vélodrome de Roubaix, mais à condition d’avoir bien bûché sa trouée d’Arenberg dans la semaine. Johan Museeuw et le regretté Philippe Gaumont savent ce que ça veut dire, bûcher sa trouée. Pour le Belge une rotule cassée, pour le Français un fémur fracturé.
Cette trouée ou tranchée, c’est comme vous voulez, est une trouvaille de Jean Stablinski, sur une commande d’Albert Bouvet. Le jeune mineur d’origine polonaise travailla sur le carreau et dans les entrailles de Wallers-Arenberg à 18 ans, mais échappa à l’air chargé de poussière carbonée grâce à ses qualités de coureur qui l’aidèrent à décrocher une Vuelta (1958) et à glaner un titre de champion du monde en Italie (1962). Il montra la fameuse trouée perdue sous les broussailles à Albert Bouvet en 1967. Le directeur adjoint de la société du Tour de France décida d’intégrer ce nouveau secteur pavé au parcours dès l’année suivante, cinq semaines avant une autre célébration des pavés, Mai 68. Tout cela ne s’invente pas !
Chaque année, c’est le même rituel. Le déjeuner est rapidement avalé, ou, si ce n’est pas le cas, une pause est obligatoire entre la poire et le fromage. 20 minutes avant l’entrée dans le boyau, je suis devant mon écran. J’aime voir le peloton qui accélère à 4 ou 5 km avant la trouée sous l’impulsion des équipiers qui ont pour mission de placer leur leader aux avant-postes. Ils approchent ! La vitesse avoisine désormais les 60 à l’heure.
Ça frotte de plus en plus. J’ai des frissons qui me remontent dans le dos.
Ils y sont, on y est dans le secteur pavé no 19, classé 5 étoiles. Un maillot orange fend le nuage de poussière provoqué par les motos de tête. Greg Van Avermaet apparaît tout en puissance (édition 2019). 2400 mètres, 4 minutes et 15 secondes d’enfer pour les coureurs, 4 minutes et 15 secondes d’une féérie grandiose pour des milliers de spectateurs et des millions de téléspectateurs. Et dire que nous en serons privés ce dimanche 12 avril 2020. Rendez-moi ma trouée ou je fais un malheur !
Alors comment vais-je occuper mon temps ces deux dimanches après-midi ? Peut-être, en poursuivant la lecture d’un bel ouvrage de cyclisme évidemment, Le Tour de France, au temps des forçats et des ténébreux, écrit par Jean-François Supié, préfacé par le journaliste Philippe Bouvet. Un joli cadeau de mon fils aîné, qui pourtant ne s’intéresse pas plus que ça au vélo. Il traite des tours de France des années 20, au temps où le dérailleur n’existait pas, où les étapes faisaient 400 km, au temps des frères Pélissier, lorsque l’ainé Henri confia en 1924, au matin de son abandon à Coutances, au grand reporter Albert Londres, pas trop au fait du vélo et de la dure condition de coureur du Tour : « On passe à travers nos chaussettes, nos culottes, plus rien ne tient au corps. La viande ne tient plus à notre squelette. Le Tour, c’est un calvaire. Et encore, le Chemin de Croix n’avait que quatorze stations. Alors que le nôtre en compte quinze ». Les 280 pages regorgent d’anecdotes, les unes plus truculentes que les autres, parsemées de magnifiques photos d’un cyclisme d’un autre siècle. Vivement 2021 !
Albert LE ROUX
*Le Tour de France au temps des forçats et des ténébreux, Jean-François Supié, 280 pages, édition Amphora
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